15/03/2012

O sancta simplicitas !




CHAPITRE II. L’ESPRIT LIBRE



24.

Quelle singulière simplification, quel faux point de vue l’homme met dans sa vie ! On ne peut pas assez s’en étonner quand une fois on a ouvert les yeux sur cette merveille ! Comme nous avons tout rendu clair, et libre, et léger autour de nous ! Comme nous avons su donner à nos sens le libre accès de tout ce qui est superficiel, à notre esprit un élan divin vers les espiègleries et les paralogismes ! Comme, dès l’abord, nous avons su conserver notre ignorance pour jouir d’une liberté à peine compréhensible, pour jouir du manque de scrupule, de l’imprévoyance, de la bravoure et de la sérénité de la vie, pour jouir de la vie ! Et c’est seulement sur ces bases, dès lors solides et inébranlables de l’ignorance, que la science a pu s’édifier jusqu’à présent, la volonté de savoir sur la base d’une volonté bien plus puissante encore, la volonté de l’ignorance, de l’incertitude, du mensonge ! Le langage, ici comme ailleurs, ne peut pas aller au delà de sa lourdeur, et continue à parler de contrastes alors qu’il n’y a que des degrés et des subtilités de nuances ; de plus, la tartuferie de la morale, cette tartuferie incarnée qui maintenant s’est à jamais mêlée à notre chair et notre sang, nous retourne les mots dans la bouche, même à nous autres savants. Quoi qu’il en soit, nous nous rendons compte de temps en temps, non sans en rire, que c’est précisément la meilleure des sciences qui prétend nous retenir le mieux dans ce monde simplifié, artificiel de part en part, dans ce monde habilement imaginé et falsifié, que nolens volens cette science aime l’erreur, parce qu’elle aussi, la vivante, aime la vie !

25.
Après un début aussi gai, je voudrais qu’une parole sérieuse fût écoutée : elle s’adresse aux hommes les plus sérieux. Soyez prudents, philosophes et amis de la connaissance, et gardez-vous du martyre ! Gardez-vous de la souffrance « à cause de la vérité » ! Gardez-vous de la défense personnelle ! Votre conscience y perd toute son innocence et toute sa neutralité subtile, vous vous entêtez devant les objections et les étoffes rouges. Vous aboutissez à la stupidité du taureau. Quel abêtissement, lorsque, dans la lutte avec les dangers, la diffamation, la suspicion, l’expulsion et les conséquences, plus grossières encore, de l’inimitié, il vous faudra finir par jouer le rôle ingrat de défenseurs de la vérité sur la terre. Comme si la « vérité » était une personne si candide et si maladroite qu’elle eût besoin de défenseurs ! Et que ce soit justement de vous, messieurs les chevaliers à la triste figure, vous qui vous tenez dans les recoins, embusqués dans les toiles d’araignées de l’esprit ! En fin de compte, vous savez fort bien qu’il doit être indifférent si c’est vous qui gardez raison et, de même que jusqu’à présent aucun philosophe n’a eu le dernier mot, vous n’ignorez pas que chaque petit point d’interrogation que vous ajouteriez derrière vos mots préférés et vos doctrines favorites (et à l’occasion derrière vous-mêmes) pourrait renfermer une véracité plus digne de louanges que toutes vos attitudes solennelles et tous les avantages que vous présentez à vos accusateurs et à vos juges ! Mettez-vous plutôt à l’écart! Fuyez dans la solitude ! Ayez votre masque et votre finesse, pour que l’on ne vous reconnaisse pas ! ou pour que, du moins, on vous craigne un peu ! Et n’oubliez pas le jardin, le jardin aux grilles dorées ! Ayez autour de vous des hommes qui soient semblables à un jardin, ou qui soient comme de la musique sur l’eau lorsque vient le soir, alors que le jour n’est déjà plus qu’un souvenir. Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, légère et impétueuse, celle qui vous donne le droit à vous-même de rester bons, dans quelque sens que ce soit ! Combien toute longue guerre qui ne peut pas être menée ouvertement rend perfide, rusé et mauvais ! Combien toute longue crainte rend personnel, et aussi toute longue attention accordée à l’ennemi, à l’ennemi possible ! Tous ces parias de la société, longtemps pourchassés et durement persécutés — tous ces ermites par nécessité, qu’ils s’appellent Spinoza ou Giordano Bruno — finissent tous par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu’on aille donc une fois au fond de l’éthique et de la théologie de Spinoza !) Pour ne point parler du tout de la sottise dans l’indignation morale qui est, chez un philosophe, le signe infaillible que l’humour philosophique l’a quitté. Le martyre du philosophe, son « sacrifice pour la vérité », fait venir au jour ce qu’il tient de l’agitateur, du comédien, caché au fond de lui-même. Et, en admettant que l’on ne l’ait considéré jusqu’à présent qu’avec une curiosité artistique, pour plus d’un philosophe, on comprendra, il est vrai, le désir dangereux de le voir une fois, de le contempler une fois sous un aspect dégénéré (je veux dire dégénéré jusqu’au « martyr », jusqu’au braillard de la scène et de la tribune). En face d’un pareil désir, il faut cependant bien se rendre compte du spectacle qui nous est offert : c’est une satire seulement, une farce présentée en épilogue, la démonstration continuelle que la longue tragédie véritable est terminée ; en admettant que toute philosophie fût à son origine une longue tragédie. —



Traduction par Henri Albert
Mercure de France, 1913 [dixième édition]
(Oeuvre complète de F. Nietzsche).

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